XXXV. Lieu commun, premier du nom.
Défi imagination: décrire en une quinzaine de lignes une gare à une heure d'affluence.
Il était treize heures passées quand Lucrezia daigna enfin lever les yeux de son roman. Cela faisait désormais trois bonnes heures qu'elle était assise à même le sol de la gare Saint Lazare. Chaque jour, elle se rendait ici, à la même heure, telle une horloge savamment réglée. Et elle s'installait à la même place, sortant un livre sans prêter attention à l'impression qu'elle devait donner. De toute manière, peu de gens lui accordait la moindre importance. Chaque jour, c'était la même rythmique incessante. Comme le sempiternel lever de soleil, la gare avait sa propre cadence rythmée par les voyageurs pressés. Chaque jour, les mêmes hommes d'affaire, les mêmes femmes pressés, les mêmes personnes guettant avec attention et impatience les panneaux des trains. Et dès qu'une ligne s'affichait, c'était la cohue. Dans la foule croissante, omniprésente, Lucrezia demeurait invisible. Le bruit dissonant de cette masse de personnes, des trains approchant, des annonces ne la gênait pas, au contraire. Ce bruit de fond, comme elle l'appelait, la distrayait. Jouant avec les pages de son livre, elle ne pouvait s'empêcher d'esquisser un sourire en voyant tous ces gens courir, affolés à l'idée d'arriver en retard quelque part. En observant tous ces petits gestes saccadés, désignant clairement un stress. En analysant ces personnes, tantôt bien préparées, tantôt mal parées dû à un retard évident et à quelques minutes en trop passées dans leur lit. La jeune fille se sentait invisible, invincible, rien ni personne ne pouvait la déranger. Elle se demandait parfois comment ces gens arrivaient à vivre ainsi, toujours à cavaler à l'autre bout de la capitale, toujours à essayer d'attraper le temps qui filait sans aucun remord pour qui que ce soit. Dans cette foule opaque, elle s'amusait à imaginer la vie de certains, leurs métiers, leurs doutes, leurs situations. La gare Saint Lazare était un lieu parfait pour qui cherchait à comprendre le genre humain, du moins pensait-elle. Le visage stoïque de Lucrezia s'égayait parfois en croisant des enfants ou des adolescents. Tout comme elle, ils semblaient indifférents aux gens, au reste du monde. Ils savaient qu'ils possédaient le temps en leur faveur et que ce qu'il ferait avec ne dépendait que d'eux. Louper un train, prendre le prochain, marcher nonchalamment jusqu'au quai. Elle admirait le contraste si intense entre deux êtres humains qui, au fond, n'était peut-être pas si différents. De l'autre côté du quai, des boutiques demeuraient ouvertes, contenant elles aussi des gens moins pressés mais sûrement tout aussi stressés. Travaillant toujours dans l'urgence, ne voulant jamais mettre en retard leurs clients impatients, les employés des magasins de la gare devaient toujours rester polis. Affichant un sourire obséquieux, déclamant des paroles mielleuses à la limite de l'écoeurant. Dans son coin de la gare Saint Lazare, Lucrezia attendait patiemment telle une statue grecque. Jetant un dernier regard à la foule, elle esquissa un léger sourire. Tant de gens courant dans tous les sens. Tant de gens qui ne prêtaient aucune attention à ce qui se passait autour d'eux. Tant de gens qui, bien que tentant de fuir le temps, fuyaient davantage leur propre vie, leur liberté. Tant de gens qui, à l'inverse de Lucrezia, ne prêtaient plus le temps au temps lui-même.